Le vin est aussi celui des connaisseurs, savoir-boire et savoir-parler allant de pair
LES BUVEURS DE VIN
dit LE POÈTE PIRON AVEC SES AMIS
Jacques Autreau (1657-1745)
c. 1729-1732
Musée du Louvre, Paris
Les Buveurs de vin », dit autre fois Le Poète Piron et ses amis, met en scène trois joyeux drilles : de gauche à droite, Alexis Piron, les chansonniers et dramaturges Charles Collé et Pierre Gallet. Ils dînent, c'est-à-dire à l'époque déjeunent, dans la salle basse du Caveau, cabaret à l'angle de la rue de Bussi et la rue Dauphine, faubourg Saint-Germain*. Si certains ont affirmé que Piron et ses amis goûtaient du champagne, c’est en fait peu vraisemblable. Alexis Piron ne peut oublier qu’il est né à Dijon (en 1689) et qu’il ne quitta la Bourgogne qu’à l’âge de trente ans (il sera élu à l’Académie de Dijon en 1762). Nous savons également que les caves parisiennes donnaient à l’époque la primeur au Bourgogne. Enfin, Piron était plutôt démuni et le Champagne n’était certainement pas dans ses moyens (il valait alors quatre fois le Bourgogne).
Donnons libre cours à notre imagination : nos joyeux convives, dont la mine jubilatoire est éloquente, sont en train de déguster un grand vin blanc de Bourgogne. Pourquoi pas un Meursault ? A-t-il cette alliance de subtilité et de force typique de ce cru ? Cette « viscosité immédiate et onctueuse » (Jacky Rigaux) qui n’appartient qu’aux blancs de la Côte de Beaune ? En bons connaisseurs, pour décrire sa couleur, ses arômes, son goût, ils se grisent de mots : équilibre, élégance, suavité, tendresse, moelleux, parfum, rêve, sensualité, puissance,… Ils s’en gargarisent, dans une jouissance où vin et parole s’entremêlent. « La bouche qui tâte et tête savoure aussi les mots qu’elle forme et s’en gargarise, dans une jouissance (…) où le vin et la parole mêlent leurs flots complices » (Martine Chatelain-Courtois).
Soixante-dix ans plus tard, Talleyrand, alors propriétaire (éphémère, pendant seulement trois ans) du Haut-Brion, apprend à l’un de ses hôtes qu’avant de porter un verre à ses lèvres, il faut d’abord le regarder et, ensuite, le humer longuement : - « Et après, on le boit ? » - « Non, Monsieur, pas encore ! Après, on le repose sur la table, et on en parle ». Comme quoi, savoir-boire et savoir-parler vont de pair !
* Fréquentent également Le Caveau : Crébillon père, auteur dramatique ; Crébillon fils, connu lui pour ses contes et romans licencieux ; le poète Charles-François Panard, et quelques autres. Ils composent des chansons égrillardes, ils chantent le nectar. Le repas bien arrosé dure dix heures. L'amitié partagée rend la gaieté plus vive. Tous se séparent ivres. C’est la naissance des « Dîners du Caveau », une association festive et chantante, qui va servir plus tard de modèle aux goguettes. Les pères fondateurs décident d’inviter à l’avenir d'autres amis, comme Jean-François Regnard, auteur de célèbres comédies, le peintre François Boucher, le musicien Jean-Philippe Rameau, le philosophe Helvétius. Il n’y a que des hommes, aucune femme n'est admise ou même simplement pressentie. Ils seront finalement une vingtaine de joyeux convives à se retrouver deux fois par mois au Caveau pour, à frais communs, des dîners chantants et de joyeuses agapes.
TEMPÉRANCE Cornelis van Haarlem, 1600s - Schloss Sanssouci, Postdam, Allemagne
ALLÉGORIE DE L'OUÏE, DU TOUCHER ET DU GOÛT Jan Brueghel l'Ancien, 1618 - Museo del Prado, Madrid
ALLEGORIE DES CINQ SENS Pietro Paolini, c. 1630 - Walters Art Museum, Baltimore, Etats-Unis
ALLÉGORIE DES CINQ SENS Herman van Aldewereld, 1651 - Staatliches Museum, Schwerin, Allemagne
ALLÉGORIE DU GOÛT Intervention par Jan I Brueghel, exécution par Jan II Brueghel et Jan Van Kessel, entre 1650 et 1699 - Musée d'Aboville, La Fère
ALLÉGORIE DU GOÛT (détail) Intervention par Jan I Brueghel, exécution par Jan II Brueghel et Jan Van Kessel, entre 1650 et 1699 - Musée d'Aboville, La Fère
SENS DU GOÛT Jusepe de Ribera, 1613/16 Wadsworth Atheneum, Hartford, CO, Etats-Unis / 7
RIEUR AVEC UNE VIOLE DE GAMBE ET UN VERRE Hendrick ter Brugghen, 1625 - Royal Collection Trust, Buckingham Palace, Londres
JEUNE BUVEUR (LE GOÛT) Frans Hals, entre 1625 et 1628 - Staatliches Museum, Schwerin, Allemagne
LE SENS DU GOÛT Jan Miense Molenaer, mi-XVIIème siècle - Collection Kremer, Amsterdam
HOMME JEUNE BUVANT UN VERRE DE VIN Jan Van Bijlert, 1635/40 - Collection particulière
UN JEUNE HOMME ASSIS A UNE TABLE, EN TRAIN DE FUMER Arnold Boonen, 1690s - Collection particulière
LES "CONNOISSEURS" DE VIN Jacob Duck, c. 1640-1642 - Rijksmuseum, Amsterdam / 13
DEGUSTATION CHEZ UN MARCHAND DE VIN Aelbert Cuyp (entourage), c. 1650/55 - Rijksmuseum, Amsterdam
FEMMES ÉLÉGANTES FUMANT ET BUVANT Jan Olis, c. 1640 ? - Collection particulière / 15
LE DEJEUNER D'HUÎTRES Jean-François de Troy, 1735 - Musée Condé, Chantilly / 16
LES FRÈRES CLARKE ET DES GENTLEMEN PRENANT DU VIN Gawen Hamilton, 1730/35 - Yale University, Hartford / 17
PORTRAIT DE GROUPE, LA FAMILLE RAIKES (probablement) Gawen Hamilton, 1730/32 - Yale Center for British Art, New Haven, CO, EU
LE SENS DU GOÛT Philippe Mercier, 1744/47 - Yale Univ. Art Gallery, New Haven, CT, Etats-Unis
FEMME AVEC UN VERRE DE VIN Philippe Mercier, 1740s (?) - Hôtel Fabrégat, Musée Fayet, Béziers
LE JEUNE DEGUSTATEUR Philippe Mercier, 1725/30 - Musée du Louvre, Paris
JEUNE HOMME BUVANT Dans le style de Bartolomé Esteban Murillo (imitateur français ?), 1700/50 - National Gallery, Londres
BUVEUR DE VIN ROUGE Franz Laktanz von Firmian 2ème moitié du XVIIIème siècle - Salzburg Museum, Salzbourg, Autriche
SOCIÉTÉ DES DILETTANTI Joshua Reynolds, 1777/78 - Courtauld Institute of Art, Londres
"CONVERSATION PIECE" (LE SENS DE L'ODORAT) Jan Ekels le Jeune, probabl. 1791 - Metropolitan Museum of Art, NYC
"CONVERSATION PIECE" (LE SENS DU GOÛT) Jan Ekels le Jeune, probabl. 1791 - Théâtre royal, Bath, Grande-Bretagne
LA DÉGUSTATION Johann P. Hasenclever 1843 - Nationalgalerie, Staatliche Musee, Berlin
UN MILLESIME PROMETTEUR Jan Moerman, 1886 - Collection particulière
LE CONNAISSEUR EN VIN Friedrich Wahlen, c. 1927 - Private collection
MOINE DEGUSTANT DU VIN Josef Wagner-Höhenberg, 1939 au plus tard - Collection particulière
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Par bonheur, le vin peut à l’opposé de l’ivresse être celui des connaisseurs. Si l’histoire du goût est aussi ancienne que l’histoire, c’est en renouvelant ses critères qu’elle s’affirmera au cours du XVIIe et au XVIIIe siècles. À partir du XIXe, ce sujet, bien que toujours d’actualité, n’a plus retenu l’attention des peintres susceptibles d’être retenus.
7. Le titre Sens du goût de ce tableau de Jusepe de Ribera peut paraître trompeur. Cet homme fort et rompu, tout en excès, s'apprête à s’empiffrer d'un plat de pâtes (?) et à l'arroser abondamment d'une cruche de vin. Cette toile a été peinte lors du séjour de Ribera à Rome. Nous ne connaissons de cette période romaine qu'une poignée d'œuvres, le lot le plus important traitant des Cinq Sens, probablement la commande d'un amateur espagnol. Le sens du goût est un thème très populaire aux Pay-Bas de la fin du XVIème siècle et au début du XIIème. Si les artistes du nord ont traité ce sujet comme s'il s'agissait d'une allégorie classique, Ribera rejette ce modèle et adopte une démarche directe et naturaliste qui peut nous dérouter.
13. Le titre de cette toile est explicite. La scène se situe à Haarlem qui doit sa prospérité à l’industrie du textile. C’est le « Siècle d’or » hollandais, propice aux affaires. Un contexte favorable au développement des amateurs éclairés de vins.
15. Nous sommes toujours en Hollande. La scène se passe à Dordrecht qui, dès le XVe, devint un port. On y faisait le commerce du vin et, aujourd'hui, il y a toujours un grand entrepôt qui s'appelle Bordeaux dans la Rue du Vin ! Si la dégustation telle que nous la dépeignent les artistes est le plus souvent une affaire d'hommes, les Femmes élégantes fumant et buvant de Jan Olis ne sont pas en reste : elles fument et boivent allègrement, goûtant et appréciant le vin qui leur est offert. Le Hollandais est bien placé pour en parler : il vient d'épouser Catharina van der Beken, la veuve d'un marchand de vin dont elle a repris l'affaire. Aujourd'hui, les connaisseurs pensent que tabac et vin ne font pas bon ménage !
16. Dans les sociétés catholiques, les usages des cours princières sont, comme en France, toujours d’actualité. Le Déjeuner d’huîtres de Jean-François de Troy fut commandé par Louis XV pour la salle à manger des Petits Appartements du château de Versailles. De retour de chasse, ces gentilshommes proches du souverain mangent des huîtres, très à la mode au XVIIIe et en provenance d'Angleterre. Ils boivent du Champagne, explicitement surnommé du « saute bouchon ». Serviteurs et convives suivent des yeux le bouchon, visible au milieu de la colonne de gauche. En raison d'une production limitée, le prix élevé du vin de champagne ne le rend accessible qu'aux cours royales et princières et aux milieux fortunés de Paris et de Londres. Enfin, le champagne était considéré comme « le vin le plus adapté aux gens raffinés. […] le vin blanc mousseux ne peut être adapté qu’aux nobles, les seuls de nature à jouir de la totalité de leurs sens ». Cette toile est la première connue à ce jour mettant en scène le champagne. « Il était en vogue à la cour […] Il bénéficiait d’une image poétique porteuse, dont ses bulles, sa mousse et sa légèreté étaient les atouts majeurs, autorisant de nouvelles métaphores que des siècles de poésie bachique avaient eu tendance à épuiser. Du pétillement du vin à celui de l’esprit, il n’y avait qu’un pas… ». Pour Benoît Musset, si ces gens de la cour pouvaient parfois se laisser aller à tous les excès, l’atmosphère est ici très policée : « Ces connaisseurs dégustent et échangent leurs impressions sur la couleur et le goût. Ce sont les gestes et les postures qui sont mis en évidence : la manière de tenir le verre par le pied, celle de verser, de porter le verre à la bouche… ». Leur seule ivresse est celle du langage.
17. Au XVIIIe siècle, l’ascension d’une nouvelle bourgeoisie marchande (en voie d’anoblissement) fait du savoir-boire, comme ici en Angleterre, un réel critère de distinction sociale. Les Frères Clarke buvant du vin avec d’autres gentlemen nous indiquent qu’à Londres, le goût n’est plus le privilège des nantis et qu’il déteint, dans une certaine mesure, sur la gentry et la grande bourgeoisie. C’est la cible visée par les grands propriétaires bordelais , tels les Ségur (avec Château Lafite et Château Latour) et les Pontac, déjà cités. Ils sont à la tête d’importantes unités de production, regroupant les meilleures terres.
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